Covid-19 : quid de la responsabilité pénale de l’employeur ?

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En ces temps de grande incertitude tant économique que juridique, les employeurs, souvent coincés entre injonctions administratives contradictoires, impératifs économiques et sécurité des employés, peuvent légitimement s’interroger sur leur responsabilité pénale. Car une fois que la crise sanitaire sera passée, le cheminement judiciaire aura repris ses droits….

D’ailleurs, dès le 31 mars la CGT Commerce a annoncé avoir déposé plainte mardi contre Carrefour au tribunal judiciaire de Bobigny et contre la ministre du Travail Muriel Pénicaud devant la Cour de justice de la République, estimant que les salariés de la distribution manquaient de protection face au coronavirus. La fédération expliquait avoir porté » plainte contre la société Carrefour Hypermarchés pour « atteinte involontaire à la vie » et « mise en danger de la vie d’autrui » dans le magasin de Saint-Denis, où une salariée et déléguée syndicale CGT, Aïcha Issadouene, est décédée des suites du Covid-19 le 26 mars.

Récemment, un collectif a mis en ligne le sitehttps://plaintecovid.fr/ , proposant des plaintes prérédigées pour les contaminés ou le personnel soignant exposé au virus SARS COV-2,  laissant supposer que ce contentieux explosera après la crise.

Concrètement, à quoi peuvent s’attendre les chefs d’entreprises au niveau de leur responsabilité pénale ?

I – En préambule, il convient de rappeler 3 principes essentiels applicables au droit pénal de l’entreprise :

  • D’une part, le chef d’entreprise, ou son délégataire, est responsable des infractions en matière d’hygiène, de santé et de sécurité commises par son encadrement ou ses salariés, dès lors qu’un manquement à la réglementation en la matière est imputable au chef d’entreprise. Ainsi, ce dernier est tenu au sein de sa structure de veiller personnellement à la stricte application des prescriptions légales ou règlementaires. Cette responsabilité pénale particulière est le corollaire de l’obligation de sécurité de résultat qui pèse sur les employeurs.
  • D’autre part, le chef d’entreprise, est responsable, comme tout un chacun, des infractions d’imprudence ou de négligence causant des risques ou des dommages.

Ainsi, le chef d’entreprise peut également se voir reprocher les délits de « négligence » ou « d’imprudence », notamment les blessures ou homicides involontaires (v. ci-après).

Il est toutefois généralement considéré dans ces cas comme étant un « responsable indirect » et dès lors sa responsabilité pénale ne peut être engagée que s’il est démontré une « faute qualifiée» :

  •  soit qu’il a violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité (qui doit constituer un « modèle de conduite circonstanciée ») prévue par la loi ou le règlement,
  • soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer.
  • Enfin, troisième principe essentiel : la responsabilité pénale des personnes morales est engagée chaque fois que leur représentant (dirigeant ou délégataire) commet une infraction « pour leur compte » – c’est-à-dire, selon la doctrine, commise dans le cadre de l’exercice des activités ayant pour objet d’assurer l’organisation, le fonctionnement ou les objectifs de cette entité.

Dernière précision technique concernant spécifiquement les infractions de blessures ou homicides involontaires : l’infraction sera constituée, concernant les personnes morales, sur « faute simple » dès lors qu’une imprudence, négligence – au regard d’un standard de comportement « normalement » « prudent » ou « diligent » – ou un manquement à une obligation – particulière ou même générale – de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement à l’origine de l’accident a été démontré.

II – Quelles infractions pénales en relation avec le Covid-19 ?

Appliquées au Covid19, 3 infractions pourraient théoriquement être envisagées :

  1. Si aucune contamination n’a été subie ou que le salarié fut totalement asymptomatique : la mise en danger de la vie d’autrui 

Trois conditions sont nécessaires pour caractériser ce délit de mise en danger. 

  • Premièrement, il faut établir la violation d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement. La commission d’un délit ou d’une contravention préalable est généralement considérée comme le support de la mise en danger (ex : le non-respect des règles de confinement)
  • Deuxièmement, la violation doit avoir exposé directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente. L’incrimination impose donc d’établir un lien de causalité direct et immédiat entre d’une part, la violation du texte et d’autre part, un risque d’une très forte probabilité
  • Troisièmement, la violation porteuse de risque pour autrui doit être manifestement délibérée.

En cas de contamination (avec symptômes) entrainant ou non le décès pour le salarié :

  • les blessures involontaires, prévues et réprimées par les articles 222-19 et 222-20 du code pénal : l’article 222-19 réprime les fautes d’imprudence ou négligence entraînant une interruption totale de travail ( « ITT ») de plus de 3 mois de 2 à 3 ans de prison et de 30 à 45.000 euros d’amende (le délit est aggravé lorsqu’il est commis avec une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité »), l’article 222-20 lui punit les blessures ayant généré une ITT de moins de 3 mois d’1 an de prison et 15.000 euros d’amende ;
  • L’homicide involontaire, prévu et réprimé à l’article 221-6 du code pénal. Il punit les fautes d’imprudence ou négligence ayant entrainé la mort de 3 à 5 ans de prison et de 45.000 à 75.000 euros d’amende.

Mais, en pratique, un dirigeant pourrait-il être inquiété pénalement ?

Hypothèse A : La seule exposition au virus du salarié

L’exposition au virus doit être analysée au regard de l’infraction de mise en danger de la vie d’autrui.

Pour caractériser cette infraction définie à l’article 223-1 du Code pénal, il faut notamment démontrer concrètement (Cf. supra) :

  • la réalité du risque et sa très forte potentialité,
  • qu’il découle directement de la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité (lien de causalité),
  • qu’il est susceptible d’entraîner des dommages pour une victime identifiable, iv) soit la mort ou des blessures d’une extrême gravité (mutilation ou incapacité permanente).

Alors qu’en France le nombre de décès ne cesse d’augmenter chaque jour, et que la dangerosité du SARS COV-2 est avérée, les conditions de la réalité du risque pour la santé des salariés concernés et de son extrême gravité peuvent être considérées comme acquises.

Reste à savoir si l’on viole des « obligations particulières » de prudence ou de sécurité.

Il convient de rappeler qu’au jour où ces lignes sont écrites (31 mars 2020) :

  • Le confinement est érigé en standard à respecter par la voie réglementaire, et une répression est prévue en cas de violation (contravention ou délit)
  • Il est toutefois autorisé de se rendre sur son lieu de travail si cela « ne peut pas être différé » et certains établissements peuvent expressément rester ouverts (liste en annexe du décret, activités essentielles à la vie du pays).
  • L’article 2 du décret du 23 mars 2020 précise : « afin de ralentir la propagation du virus, les mesures d’hygiène et de distanciation sociale, dites « barrières », définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu et en toute circonstance. Les rassemblements, réunions, activités, accueils et déplacements ainsi que l’usage des moyens de transports qui ne sont pas interdits en vertu du présent décret sont organisés en veillant au strict respect de ces mesures ».

Il en résulte que des poursuites pourraient être possible si une condition préliminaire est remplie :

  • L’activité exercée soumet bien le salarié au risque concret d’être contaminé du fait de sa présence physique et des contacts qui lui sont imposés malgré le confinement

Cette condition n’étant pas suffisante, il faudra également démontrer :

  • Soit qu’Il n’était pas nécessaire de continuerl’activité ou du moins de la continuer avec cette présence physique des salariés ;

ou

  • Soit que le travail apparaît réellement « nécessaire » et ne peut se faire « sans la présence physique des salariés » mais que ce travail est exercé sans que les mesures de protection ne soient respectées et plus encore sans que les mesures de protections normalement attendues ne soient déployées par l’employeur.

On rappellera que la Cour de cassation, par un arrêt du 19 avril 2017, a considéré que la condamnation était justifiée à l’encontre d’une société qui intervenait sur un chantier où le risque d’inhalation de fibres d’amiante était connu, la cour d’appel ayant retenu qu’elle avait violé délibérément les obligations particulières relatives à la protection contre les risques liés à l’amiante et que le risque de développer un cancer du poumon dans les 30 à 40 ans de l’inhalation de poussières d’amiante était certain.

Hypothèse B : une contamination liée au travail.

Que se passerait-il si, non seulement les salariés étaient exposés, mais contaminés et ainsi in fine victimes de « blessures » (maladie), voir « d’homicides » involontaires (décès) ?

Naturellement, il faut postuler que la preuve est rapportée que le Covid19 a été contractée sur le lieu de travail ou durant le temps de travail, ce qui sera très compliqué à démontrer en pratique.

Ce point fera certainement l’objet de nombreux contentieux, devant le Tribunal Judiciaire pôle social et secondairement dans le cadre d’éventuelles enquêtes pénales pour blessures ou homicides involontaires.

Si la preuve de la contamination est rapportée (preuve certainement facilitée dans certaines activités telles que les activités de soins ou de distribution alimentaire), il faudra alors distinguer deux cas :

  • Concernant la personne morale qui les emploie : sa responsabilité peut être engagée sur faute simple, c’est-à-dire sur la preuve d’un simple manquement à une obligation de prudence qu’elle soit particulière (par ex. les mesures barrières : aucune mise à disposition de gel hydroalcoolique ou de masque FFP2) ou même générale (au regard d’un standard de comportement « normalement » « prudent » ou « diligent »), étant ici rappelé que l’employeur a une obligation de sécurité de résultat vis-à-vis de de ses salariés ;
  • Concernant la personne physique du dirigeant, il faudra par contre démontrer une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité » ou une « faute caractérisée ».

Pour le dirigeant, deux possibilités existent donc pour le poursuivre :

La « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ». Celle-ci nécessite deux conditions : une obligation particulière de sécurité qui semble exister en l’espèce du fait du décret du 23 mars 2020 et ses mesures précises, et donc une violation « délibérée » de ces règles. Ne seraient donc susceptibles de poursuite ici que les personnes qui violeraient volontairement les règles de confinement et autres « mesures barrières ». On pourrait donner l’exemple ici d’un employeur particulièrement peu scrupuleux qui forcerait ses salariés à venir au travail, sans que ce travail et/ou cette présence soit absolument nécessaire et/ou sans leur donner le moindre moyen de mettre en œuvre les mesures barrières ; De toute évidence l’application des mesures barrières et la teneur de mesures barrières pourra faire l’objet d’un débat judiciaire intense.

La faute caractérisée. Elle est considérée comme une faute d’une particulière intensité, « impardonnable » selon la doctrine ; qui exposait à un risque (prévisible) d’une particulière gravité ; et dont il est prouvé que l’auteur ne pouvait ignorer ce danger mais l’a tout de même volontairement bravé… Dès lors, quelle faute sera considérée comme « impardonnable » dans ce contexte ? Difficile à dire. Sans doute là encore la nécessité de l’activité, de la présence et/ou l’existence et la stricte observance des mesures de sécurité seront déterminants.

En cas de réponse pénale, il est vraisemblable que c’est la responsabilité du chef d’entreprise qui sera recherchée en premier.

Il conviendra d’être particulièrement attentif aux évolutions du sujet !

 Il est donc essentiel que les entreprises puissent justifier de la pertinence des mesures de prévention décidées dans le cas où leur inadéquation serait alléguée à l’appui d’une plainte pour mise en danger.

Thibaud Lemaitre

Thibaud Lemaitre

Associé Département Pénal des affaires / Risques graves / Compliance